Il Serpentone

S’il vous plaît ne me jugez pas.

Ou du moins, essayez de ne pas me juger trop vite. Laissez moi plutôt vous parler de moi. Je n’ai pas encore trente ans. Je m’appelle «Nuovo Corviale».

Regardez moi bien et n’ayez pas peur. Mon cœur et ma chair sont de béton armé et mon squelette d’acier. Je suis seul ici en haut de ma colline au milieu de soixante hectares de verdure au sud-ouest de Rome, comme si on avait voulu m’isoler de l’urbanisme politiquement correct. Telle une sorcière durant l’inquisition, j’ai souvent l’impression d’être au centre de la place publique dans l’attente de fruits gâtés en pleine figure. Un étrange sentiment de mise en avant pour mieux me punir d’être aussi laid, si froid, si dur. Effrayant et différent.
J’inspire le mépris, la stupeur, l’incompréhension et le questionnement.

Mon père, Mario Fiorentino, architecte romain, m’a voulu ainsi dès ma naissance en 1982. Il rêvait d’accomplir un chef d’œuvre, singeant maladroitement son confrère Le Corbusier, dont il admirait le travail et la recherche.

Je suis un projet expérimental et je suis donc condamné à m’exposer aux yeux du monde de toute ma longueur. Et quelle longueur ! J’en ai presque honte. A peine un peu moins d’un kilomètre, 980 mètres exactement. Comme une colonne vertébrale interminable, mes deux principaux bâtiments courent face à face sur toute ma longueur, bien parallèlement, bien tristement, sans aucune courbure. Et dire que l’on m’appelle «il serpentone», le gros serpent. Moi qui suis si immobile et si droit. Je n’ai du serpent que le sang froid qui coule dans mes veines, courants d’airs de mes couloirs sans fenêtres. Mes neuf étages tout du long privent la ville de Rome du Ponentino, ce petit air frais qui rafraîchissaient jadis les longues et chaudes nuits estivales.

On ne m’a jamais laissé une chance de vivre, et de faire vivre, comme mon projet d’origine le prévoyait. J’ai été conçu pour créer un microcosme communautaire et une harmonie sociale à niveau d’homme. Beaucoup disent, surtout ce qui ne vivent pas ici : «Echec total». On m’accuse d’avoir en mon ventre tout le contraire.

Sociologues, urbanistes, politiques et journalistes se déchaînent sur moi. Depuis trente ans, aucun d’entre eux n’a vraiment agi en mon sens. On veut m’abattre alors que je n’ai jamais été vraiment terminé. Ma taille et mon style unique ne m’aident pas, je fais débat. D’autres immeubles sont certainement bien plus problématiques mais tous ces gens obtiennent beaucoup plus d’attentions en parlant de moi, ils usent et abusent de ma notoriété.

Moi, Ville-Cité mort-née, si cela ne vous dérange pas je préférerais être requalifié et non détruite. J’ai été prévu pour être complètement autonome. Je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été. Je n’engendre que désordre, insécurité et dégradation.

Je souffre depuis ma naissance. Je souffre gravement.Je porte en moi de graves cicatrices du passé et de simples bandages ne sont pas suffisants. L’unique responsable de mes faiblesses a été, et est toujours, l’Institut Autonome des Maisons Populaires (aujourd’hui Ater) qui m’a dès le départ laissé tomber en ruine.

Aujourd’hui ma chaufferie est obsolète, inefficace et ruine mes locataires, la majorité de mes 74 ascenseurs se sont arrêtés depuis bien longtemps, mes 21 portes d’entrées ont presque toutes disparues. Aucune importance car de toute façon les interphones sont quasiment tous en panne ou même détruits. Tout ceci est la conséquence d’un abandon de responsabilité quasi total. Une mauvaise gestion dès le départ, puis aucune par la suite.

On m’a trahi et laissé mourir dans mon berceau. Attendez ne partez pas, ne me jugez pas encore ! Mon cœur n’est pas fait que de béton. Il est aujourd’hui très faible mais j’en ai un. Avant la fin des travaux, et avant même mon inauguration en 1982, j’ai accueilli plus de 200 familles. Je les ai accueilli les bras ouverts. Ils ont pris place au cœur de mes entrailles. Certains d’entre eux ont construits en mes murs, illégalement, leurs logements au 4ème étage, en lieu et place des commerces prévus dans le projet d’origine. Ils squattent mes poumons. C’est l’élément principal de mon déclin.

Je n’ai alors pas été en mesure de faire respirer l’ensemble de ma communauté. J’abrite depuis toujours plus de 6000 personnes, soit 1200 familles. Je veille sur eux à chaque seconde. Il n’y a ici peu ou pas de violence, pas de racisme, pas d’exclusion, ici pas plus qu’ailleurs à Rome. Contrairement aux mauvaises idées reçues, ce sont des grandes familles italiennes qui vivent là en majorité depuis le début. Toutes ces familles vivent en parfaite communauté, elles s’entraident, se comprennent. L’esprit de solidarité est partout. Ils partagent le même quotidien. Ils partagent ma souffrance d’être montré du doigt. Malgré tout, plusieurs comités se battent pour moi. Depuis 1993 beaucoup d’avancées ont été faîtes, des fonds ont été débloqué. On insuffle à nouveau la vie dans mes artères. Après tant d’années d’errance sont nés enfin autour de moi une bibliothèque, une gendarmerie, un gymnase, une école, une piscine, un stade de Rugby, un centre commercial, etc…

Vous voyez, je ne suis pas si triste et froid que cela. Je n’ai pas les prétentions touristiques des plus beaux sites de ma ville de naissance mais un détour dans mes rues, un peu d’intérêt à mon architecture unique, ne serait-ce quelques pas vous transporterez loin, très loin des sentiers battues des visites habituelles. Je vous y attends, à bras ouverts. Rencontrez mes habitants, promenez vous dans mes allées riches en fleurs et fontaines, découvrez moi vraiment de l’intérieur, sans me juger, comme le font déjà bon nombre d’étudiants en architecture. Et vous verrez aussi que tout mon amour est là, mon cœur, ma vie, mes habitants. Je les appelle mes enfants. Ils sont de plus en plus fiers de moi, je les fascine. Ils disent haut et fort à tous mes détracteurs «Noi, amiamo il monstro», «Nous, nous aimons le Monstre».

Alors à toi mon père, qui a préféré t’ôter la vie en croyant avoir échoué, je veux te dire que la vie ici continue, mon cœur de béton bat pour mes familles et le vent de l’espoir d’une requalification digne de ma notoriété, souffle dans mes poumons d’acier.

Pour très longtemps.